Peintre de formation, c’est pourtant à travers des patchworks et des œuvres au crochet que Wells Chandler élabore aujourd’hui ses visions fantasques. Il coud et crochète parce que c’est comme cela que le travail lui semble finalement le plus évident. A rebours d’une vision de l’artiste isolé du monde, il quitte l’atelier et travaille près de celleux qu’il aime. Il lui suffit d’apporter ses pelotes de laine, de s’asseoir, et ainsi d’ancrer la création dans le collectif, dans le quotidien.
D’abord inspiré par le kitch de Norman Rockwell, les installations colorées de Pepón Osorio et les idées anti-culturelles associées à l’art brut, Wells Chandler prend soin de cultiver, là aussi, sa « famille artistique ». Plus important encore, en tant qu’artiste trans, il veut se connecter intimement à l’histoire de l’art, s’inclure, trouver sa place dans les grandes scènes qui l’ont chamboulé, faire enfin communauté. Pour cela, il reprend les modèles et y injecte son propre langage, étend les histoires, étire les imaginaires.
Le reste est affaire d’instinct et de visions. Ainsi jaillissent avec évidence les motifs de son utopie : sexes-chaussettes, bouches-bananes et corps extrahumains.
Wells Chandler n’est ni un créateur ni un destructeur de mondes. Il fait, en vérité, resurgir des mondes qui auraient pu exister, qui n’existent pas encore. Des mondes potentiels, depuis toujours en germes, et qu’on a empêché d’advenir.
Ces univers sont queer et c’est pourquoi ils sont radicalement joyeux. Ils répondent à l’urgence de s’extraire d’un « ici et maintenant » qui n’a pas été bâti pour nous, de chercher « un après et un ailleurs » [1] qui nous accueillent. L’artiste propose alors, à chaque exposition, des percées exploratoires dans Queertopia, un endroit de l’à-côté, doux et psychédélique.
Nos attentes, nos habitudes y sont chamboulées, déstabilisées, et puis, pourtant, si rapidement, tout devient évident. Pour certain.es d’entre nous, cet endroit de l’étrange est bien plus familier que le monde qu’il vient perturber. Nos imaginaires en sommeil y sont retranscrits, s’épanouissent à travers les formes les plus libres. Un jour honteux, naïfs ou inquiétants, ces fantasmes sont ici réhabilités. Nu.es nous explorons nos sexualités, extatiques nous dansons, nous prenons toutes les formes que nous désirons, les plus extravagantes, les plus inenvisageables.
Fossoyeur de mondes morts-vivants, Wells Chandler exhume d’autres mondes qui ont toujours été là. Les morceaux de Queertopia transforment l’espace – à bien des égards excluant – de la galerie et s’incarnent véritablement comme des queeratopies, concept forgé par la chercheuse Alexandra Picheta. La queeratopie vient perturber l’hétérotopie de Michel Foucault – lieu réel échappant malgré tout aux normes sociales en vigueur. A la place de l’hétéro du queer, à la place de l’utopie de l’atopie, réaction allergène épidermique. « Et si le queer agissait tel un allergène, tendant à ébranler l’organisme hétérocispatriarcal ? » [2]. Grace à Wells Chandler, depuis New York, de Bruxelles à Paris, l’utopie queer démange et se propage.
À Paris, depuis la galerie, quelques centaines de mètres sur la rue de l’Université et un virage à droite suffisent pour changer d’arrondissement et tomber sur le musée d’Orsay. Fourre-tout de grands maîtres et remise à morceaux de bravoure qui épatèrent ou excédèrent le Salon, c’est là que sont censés reposer nos imaginaires modernes, nos références culturelles.
Dans l’histoire occidentale de l’art, Le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet fait office d’événement, de rupture. Parfois, on ne sait plus trop pourquoi. C’est le principe même de l’événement ; sa résonance, sa tonitruance efface les détails, toutes les nuances, et au bout d’un moment seul le nom subsiste dans les mémoires. Un phénomène qui nous dessaisit de notre capacité à réinterroger la nature, la pertinence de cet événement, les conséquences de sa persistance dans nos imaginaires.
Avec tendresse et admiration, Wells Chandler retourne questionner les grandes références de l’histoire de l’art et nous rappelle qu’il faut parfois les distendre pour y inclure tout le monde. Alors l’artiste perturbe les référentiels, déstabilise les modèles. En toute simplicité, et avec beaucoup de joie, bienvenu·es au « Déjeuner sur mon cul, présenté par le Club d’ornithologie féministe ». Un déjeuner où l’on nous propose de poser notre regard sur autre chose. Ici, plus de jeunes femmes dénudées s’ennuyant au centre d’une conversation tenue par des hommes cishet en redingote. Mais tout un monde social quand même.
L’artiste zoome et dézoome, nous fait jeter un œil dans les interstices du tableau. Les différents plans se juxtaposent, s’affranchissent des hiérarchies. Tout d’un coup, des êtres nouveaux surgissent au cœur de la scène. Iels y vivent ensemble, dans un trouble queer. Les grands récits structurants ne sont pas évincés de cette histoire. Ils sont convoqués pêle-mêle, en désordre. Ils sont détraqués, parasités, chahutés, et leurs symboles se mettent au service d’autres histoires, plus émancipatrices. Nout, la déesse égyptienne du ciel, mère de tous les astres, n’est plus seulement l’amante protectrice de son frère et de la terre des hommes. Elle est désormais le cocon céleste d’une nuée de coccinelles. Le chaînon manquant, obsession de la théorie de l’évolution – censé éclairer la linéarité de nos origines, effacer les trous dans notre généalogie -, est aussi convié au déjeuner mais il est rendu étrange, queer. Ses antennes sont plurielles, comme ses tétons colorés et ses cicatrices brillantes. C’est précisément ça qui manque à nos histoires pour qu’elles soient complètes : non pas ce qui devrait être logiquement, mais ce qui pourrait être étrangement.
Et puis une fraise qui se fait la malle, une oiselle au cul arc-en-ciel, un·e escargot à la coquille comme un trou noir. Ce déjeuner n’est plus un événement, c’est simplement autre chose, une possibilité.
Samy Lagrange
[1] MUÑOZ, José Esteban, Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer [2009] (trad. Alice Wanbergue), Paris, Éditions Brooks, 2021.
[2] PICHETA, Alexandra, « Queeratopies : contaminer l’hétéronorme et renouer avec le vivant » in COHEN, J., LAGRANGE, S., TURBIAU, A. (dir.), Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Wells Chandler
// Feminist Bird Club Presents: Luncheon on My Ass (13/05-15/07/2023 | Paris)
// À voir : Cruising Utopia (20/04-15/07/2023 | Bruxelles)
Expositions