L’Intelligence ambiante
« Ils ressemblent à des fromages classiques : mêmes textures, mêmes odeurs, mêmes goûts, et pourtant : pas une goutte de lait pour les fabriquer ! Grâce à l’intelligence artificielle, une start-up américaine a développé de la fêta et du roquefort entièrement végétaux. […] Un algorithme se charge de sélectionner la recette adéquate. […] L’intelligence artificielle pourrait révolutionner nos assiettes ! »
Le 27 avril dernier, dans le 19/20 national de France 3, un court reportage annonçait un partenariat inédit : celui de la start-up de biotechnologie américaine Climax Foods Inc. avec le Groupe français Bel, « acteur majeur de l’alimentation saine en portion », connu pour ses célèbres Babybel® et apéricubes® aux saveurs toujours plus inclusives (jambon cru, poulet grillé, foie gras et poêlée de saint-jaques, le paquet « soirée de filles » ou « éclats de graines »). Ce partenariat « visant, grâce à l’IA, à créer une nouvelle génération d’alternatives végétales au fromage, vise à répondre aux principaux enjeux de la transition alimentaire : allier plaisir, nutrition et réduction de notre empreinte carbone. » [1] Le mariage de l’industrie agro-alimentaire et de l’IA est acté, dans une double optique écologique et sociale : de réduction de l’impact des activités humaines sur notre environnement et d’alimentation des 10 milliards d’êtres humains annoncés d’ici 2050.
Au moment où Piletlenormand réagit à cette nouvelle sur le site internet de France info (« Ces ersatz resteront le summum de l’imondice ») et où « Mêmepasvrai » cherche des allié·e·s (« Avez-vous, vous aussi, l’impression que le monde part en vrille ? »), Samir Mougas sculpte des distributeurs alimentaires, laissant aux formes elles-mêmes la possibilité de commenter notre présent et son futur proche.
Pour réaliser cette série de sculptures intitulée Future Machine For Human Food, Samir Mougas, habitué à passer par une première étape en 2D, notamment à travers une pratique quotidienne du dessin, a cette fois-ci utilisé un générateur d’images fonctionnant à l’aide de prompts. Il a en effet eu besoin de fabriquer, à l’aide de mots-clés, une banque d’images de distributeurs alimentaires algorithmiques pour nourrir son propre imaginaire. Il a ainsi produit des dizaines d’images, et plus on avance dans le fichier de ces images-sources, plus les machines, aux allures d’abord vintage de frigo Smeg®, disparaissent sous des montagnes de bouffe, des McDo’® en déluge, des trucs sous cellophane : ça s’aseptise ou ça dégueule.
Les sculptures, que j’ai découvertes à l’atelier au cours de l’été 2023, deux mois avant le début de l’exposition personnelle Intelligences ambiantes [2] de l’artiste au Centre d’art contemporain de Nîmes, étaient immaculées. À l’exception de l’une d’entre elles, peinte en vert, « à la texture veloutée », les autres étaient blanches, crémeuses, dans l’attente de leurs mises en couleurs. Aujourd’hui, elles sont bleues, orange, rose. Rutilantes. Toujours monochromes, mais désormais recouvertes de couleurs industrielles, celles qui teintent également les machines agricoles de fabrication et transformation d’aliments pour volailles et porcs – voire celle de la chair à cochon elle-même.
Les sculptures de Samir Mougas ne sont pas fonctionnelles et n’ont pas la prétention de l’être. Elles sont avant tout un agencement de formes et de matières relié par la résine fibrée et la peinture ; un support à l’imaginaire. En cela, elles seraient peut-être, à l’instar des Large Language Models, ChatGPT en tête, des machines prédictives d’un futur possible qui, comme ces dernières, accumulent les données du monde et les associent en s’y référant, sans jamais faire référence [3]. Ainsi, côte à côte et sans ambages se retrouvent les silos, entonnoirs, conduits et structures tubulaires des robots de cuisine et de l’industrie (mécanique, agro-alimentaire, pétrolière…), la machine digestive de Wim Delvoye et les sculptures des Frères Stenberg et de Katarzyna Kobro. Il est intéressant d’ailleurs d’observer le voisinage de ces sculptures prédictives avec le constructivisme qui avait pour projet de rapprocher l’art des objets produits en série. Les Future Machine For Human Food, contrairement à ce qu’indique leur nom, ont quelque chose à voir avec les chaines de montage des temps modernes [4] – auquel participe leur agencement dans l’espace segmenté. Elles répondent en ce sens au nom d’objets désaffectés que donne Samir Mougas à ses productions sculpturales. Elles portent déjà en germe l’idée de la ruine, relèvent d’un passé, paraissent délaissées, avant même d’avoir servi. « Même si, précise l’artiste, elles ne sont pas aussi désaffectées que d’autres ». Et dans ce « même si » de l’artiste, j’entends, peut-être à tort, que ces objets retrouvent de l’affect et par là, un certain pouvoir, critique.
Si l’intérêt de Samir Mougas pour la technologie, et plus particulièrement pour les machines – mécaniques, électroniques, informatiques -, leurs formes, et la manière dont elles affectent l’histoire est évident pour qui est familier du travail de l’artiste, celui pour la nourriture est plus récent et moins systématique. Il s’est toutefois manifesté ouvertement dans la série des céramiques émaillées Hard Edge Soft Core (2019), moulages d’enjoliveurs de voiture qui accueillaient pour certaines, une ou plusieurs saucisses, elles aussi en céramique. Accrochées au mur et pouvant, de la sorte, rappeler les tableaux pièges de Spoerri, l’association saucisse-pièces de bagnoles tunnées pointe, d’une manière caricaturale, la dimension masculine et sexiste au coeur de l’univers techno-militaro-industriel de la science-fiction, de l’héroïc fantasy et du capitalisme ambiant dans lesquels puise l’artiste. Et si se frotter à la production de nourriture, en ce qu’elle relève des tâches productives, voire reproductives, était une manière d’en sortir ? La version végétale du Babybel® serait-elle à la Knack, ce qu’Ursula K. Le Guin est à la science-fiction ? Avez-vous encore envie d’y croire ?
Parmi les sculptures de la série Future Machine For Human Food, celle qui brille, à la couleur argent, est composée d’une saucisse qui tient lieu de sourire et d’une visière. À l’intelligence ambiante du monde comme il va, Samir Mougas répond par un regard aveugle et un sourire narquois !
Claire Kueny
[1] Citations recueillies sur le site internet du Groupe Bel
[2] Ce titre est aussi celui d’un papier-peint fait de dégradés noirs et blancs, réalisé par l’artiste pour l’exposition, que l’on découvre sur les murs, à l’arrière-plan des sculptures.
[3] Philippe Huneman, La société du profilage. Évaluer, optimiser, prédire, Paris, Payot, 2023. Et sur AOC média : https://aoc.media/analyse/2023/06/26/le-monde-selon-gpt-2-2-mais-de-quoi-donc-parle-t-il/
[4] Je pense au film éponyme de 1936, en particulier à la scène où une machine nourricière défectueuse alimente trop vite, trop peu et en le maltraitant, Charlie Chaplin, devenu le cobaye des industriels.
Exposition réalisée avec l’aimable soutien de la Fondation des Artistes
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Samir Mougas
// Human Experience: Food Systems (23/03-11/05/2024 | Paris)
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