C’est une histoire de télescopage qui s’écrit à plusieurs voix. Une histoire composée d’autres histoires elles-mêmes enchâssées dans des récits passés, présents ou à venir. Des histoires de rebuts et de rébus, donc. Des histoires d’histoires qui traversent les âges et les frontières, et font retour tel un boomerang. À rebours du grand récit de la modernité occidentale, le temps des horloges s’est détraqué à la faveur de temporalités quasi quantiques. Là, les temporalités s’enchevêtrent, s’intriquent, se courbent, s’allongent, se distordent ou bifurquent. Comme une ficelle représentant la naissance à l’une de ses extrémités et la mort à l’autre, le temps linéaire réuni bout à bout forme une boucle qui, repliée dans la main, devient une pelote dans laquelle tous les évènements se percutent les uns aux autres sans chronologie.
À l’occasion des dix ans de la Galerie Éric Mouchet, les œuvres de l’exposition Quantum Leap explorent des temps-espaces alternatifs, où automation, accélération et algorithmes côtoient des temps géologiques immémoriaux, des temporalités queers et des métissages spatio-temporels rendant toujours plus complexes les opérations de cohérence au profit d’instables co-errances.
Or ce sera paradoxalement par le détour d’une série télévisée du début des années quatre-vingt-dix que l’on tentera de remonter les boucles temporelles d’une culture-monde hégémonique. Code Quantum (Quantum Leap, en anglais) relate l’histoire d’un scientifique coincé dans la seconde moitié du XXe siècle aux États-Unis. À chaque épisode, le Dr Samuel Beckett (comme l’écrivain de l’absurde) endosse les traits d’un nouveau personnage, en essayant de réparer les erreurs du passé influençant ainsi, selon un principe de causalité, les futurs à venir. Si la série abonde de clichés, de moraline et de rapports genrés appuyés par un male gaze consternant, elle entrevoit néanmoins la possibilité de sauter d’un monde ou d’un système d’oppression à un autre, tel le changement brusque de l’état d’un système quantique. Dans un épisode, Sam transmute dans le corps d’un homme noir dans l’Alabama des années 1950, il incarnera ensuite une femme victime de harcèlement au travail, un Amérindien, un homosexuel dans l’armée, un adolescent trisomique, un non-voyant ou encore un chimpanzé envoyé dans l’espace durant la guerre froide. Al, son fidèle compagnon (personnage attachant à la parole graveleuse et aux tenues disco), lui prodigue quelques conseils souvent imprécis grâce à sa tablette Ziggy.
Sam est l’archétype du héros (mâle blanc valide hétéronormé sportif de haut niveau et génie aux six doctorats), dont la « mission est de réparer l’Histoire ». À l’image de nos cultures occidentales fascinées par les miroirs, la réflexivité et la spéculation, il découvre la personne qu’il incarne dans son reflet l’obligeant à changer brusquement de point de vue. Dans le dernier épisode, Mirror image, Le Dr Samuel Beckett – enfin face à lui-même – choisit de rester dans les paradoxes temporels au grand désarroi des fans, revenant ainsi au point zéro.
Ce moment est celui que nous traversons, il est un arrêt artificiel dans le chrono-maître des technologies blanches, qui nous oblige à regarder de front la mythologie de notre propre mondialisation. Car le passé n’est jamais fixe ni fixé dans les lignes encodées des historiographies dominantes. Il constitue au contraire une réserve de potentialités révolutionnaires. Or si le temps n’existe pas, nous vivons cependant dans un cadre géométrique, où l’espace et le temps ne peuvent être décorrélés : jouant des déplacements dans le temps, on joue alors dans ceux de l’espace, tel un vase communicant.
L’exposition Quantum Leap foisonne de câbles, portails, réseaux et autres outils de mesure (boussole, groma, axe orthonormé) qui arraisonnent le monde et agencent son infrastructure invisible. De l’âge de pierre à celui du silicium, l’exposition voyage à l’intérieur et à l’extérieur des tubes, des plis et des trous de la mémoire. Fuyant la vieille opération totalisante qui subsume l’Histoire par la flèche du Progrès et de la Rationalité, les œuvres jouent de chronotopes emboîtés et de stratifications contingentes. Parfois la distance prend le pas sur le temps (Capucine Vever, Eva L’hoest & James Vaughan), parfois le temps replie l’espace sur lui-même (Pierre Gaignard, Vincent Voillat), devient spirale (Nicolas Bourthoumieux), cocon (Eve Gabriel Chabanon), ou habite le point zéro (Marc Buchy). Par de subtils montages temporels et l’imbrication de récits fragmentés, les œuvres opèrent un saut quantique dans la compréhension des relations sédimentées.
Marion Zilio
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Quantum Leap (07/09-21/12/2024 | Bruxelles
// Commissariat de : Marion Zilio
// Avec les œuvres de : Nicolas Bourthoumieux, Marc Buchy, Eve Gabriel Chabanon, Pierre Gaignard, Eva L’Hoest & James Vaughan, Capucine Vever, Vincent Voillat
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