Kubra Khademi dont on connaît bien désormais les performances anti-patriarcales et anticolonialistes ainsi que les odes dessinées à la sensualité féminine, nous présente sa nouvelle exposition à la Galerie Eric Mouchet Brussels. L’artiste nous invite ici à poser un regard critique sur les systèmes de pouvoir, en prenant pour point de départ les leçons tirés des mythes, leur généalogie. Alors que des formes de violences se perpétuent, Kubra Khademi instruit les bases d’un urgent changement de paradigme décolonisé et féministe. Cette exposition sera à découvrir à la Galerie Eric Mouchet Brussels du 20 avril au 15 juillet 2023.
Shahnâma (Le Livre des rois) [1] écrit par le poète Ferdowsi au Xe siècle ap. J-C est l’un des textes fondateurs de la culture perse. Ce récit national est raconté en langue persane dans un empire islamisé où le choix du langage revêt déjà une signification politique. Le livre raconte une suite d’épopées, mais aussi d’échecs. Certaines des gouaches de Kubra Khademi exposées ici représentent des personnages qui incarnent chacun une vertu ou une faiblesse humaine : la force de Zuhak le monarque usurpateur aux deux serpents, la justice de Kave-Ahangar le rebelle à la massue dorée, la tempérance de Rakhsh le cheval de Rostam, le roi au poignard, assassin de son fils illégitime, le prudent Sohrab. L’artiste y a ajouté des créatures mystiques comme le Simorgh, qui aurait vu trois fois la destruction du monde, ce qui lui confère sa grande sagesse, ou le phénix Qognoos, symbole de l’éternel recommencement. Ces œuvres, toutes produites pour l’exposition, questionnent la perpétuation des logiques de pouvoir et de la domination patriarcale.
Le titre de l’exposition, “Ta’me Sib’ (طعم سیب)”, fait référence à la règle successorale qui stipule que les femmes ne peuvent pas obtenir la totalité d’un héritage même en l’absence de tout héritier mâle. Afghane, Kubra Khademi le sait : la violence patriarcale est systémique, elle ne s’inscrit pas dans une destinée épique. L’œuvre sur papier Dragon, rappelle l’histoire du dragon de Bâmiyân [2] qui réclamait quotidiennement une vierge, deux chameaux et six cents livres de nourriture. Le mythe illustre le statut de la femme comme égal à celui des animaux domestiques. L’excrément que Kubra Khademi reproduit en céramique dorée matérialise la présence des femmes, alors même que, dans le domaine de « l’impur », elles ne jouissent pas de plus de considération que de simples lieux d’aisance. L’aftabeh (آفتابه) [3], transformé en réceptacle de fleurs en plastique opère également un renversement des sphères intime et publique. La scène fait référence à une photographie circulant sur Internet et donnant à voir un taliban avec un bouquet similaire. L’œuvre crée un contraste entre les interdits dictés par le régime et la production de masse qui a envahi les marchés d’Asie Centrale à partir des années 1980. Ces contradictions invitent à une réflexion sur l’échelle des valeurs morales. Le turban, par exemple, est un symbole de pouvoir spirituel et social. Dans l’œuvre de Kubra Khademi, le turban, dont la couleur l’identifie à celui porté par les talibans, a été vidé de sa symbolique sociale grâce à la résistance des femmes ; l’artiste le métamorphose en un vulgaire socle destiné à supporter une de ses sculptures excrémentielles.
L’imagerie mystique traditionnelle, réinterprétée, figure à nouveau dans les gouaches The Father-Fucker-God et The-Last-Departor-to-Heaven. Le choix de représenter deux Bouddhas analogues à ceux de Bâmiyân, qui ont été pulvérisés par les talibans en 2001, traduit l’opposition de l’artiste à l’iconoclasme ; leurs caractéristiques sont pleinement humaines [4]. Le premier est sexué et le second a la poitrine enserrée d’une ceinture explosive ; il tient dans sa main droite un détonateur et dans sa main gauche la clé du paradis. Alors que les attentats suicides sont toujours très fréquents en Afghanistan, les populations civiles sont les premières victimes des “martyrs” qui prétendent ainsi gagner leur place au paradis. Baby Paradise I et Baby Paradise II reprennent le même thème funeste. Il s’agit des figurines de deux jeunes garçons embrigadés du groupe taliban, dont les têtes sont remplacées par des grenades-fruit séchées. La polysémie du terme grenade (à la fois fruit du paradis cultivé dans le sud de l’Afghanistan et projectile explosif) incarne le caractère irrémédiable de l’attentat suicide.
Les treize drapeaux sérigraphiés de la série Sagas Encounter présentent un monde bilatéral constitué des pays producteurs d’armement et de ceux qui le leur achètent. La même dichotomie peut se lire dans une épopée dans laquelle les jeux d’alliances accentuent la figure de l’ennemi. Alors que le drapeau national de l’Afghanistan n’apparaît pas ici, Kubra Khademi s’interroge sur la représentation imaginaire, conçue et médiatisée par l’Occident, de son pays comme une entité ennemie et redoutable.
« Fabriquer une arme, c’est de l’artisanat. L’Afghanistan est un pays de bijoutiers » [5]. L’une des raisons se trouve probablement dans la richesse en ressources précieuses du pays – cobalt, turquoise, cuivre, lapis-lazuli et or – que l’artiste figure dans une série de gouaches. Pourtant, l’Afghanistan a été privé de sa capacité à concourir aux jeux de pouvoir géopolitiques auxquelles les ressources de son sous-sol le rendaient éligible, par les guerres d’occupation contre sa souveraineté et son peuple que l’Union Soviétique puis les États Unis ont successivement menées au cours des quatre dernières décennies.
L’exposition de Kubra Khademi à la Galerie Éric Mouchet nous invite à poser un regard critique sur les systèmes de pouvoir, en prenant pour point de départ les leçons des mythes, leur généalogie. Alors que des formes de violences se perpétuent, l’artiste instruit les bases d’un urgent changement de paradigme décolonisé et féministe.
Patricia Couvet
[1] Ecrit autour de l’an 1000, Le Livre des Rois conte la fondation mythologique de l’Empire perse dans le Caucase et l’Asie centrale, de la création du monde aux débuts de l’Islam. Il est rédigé en distiques (couplet en deux vers).
[2] Bâmiyân est une ville du centre de l’Afghanistan, capitale du Hazaradjat ou Hazaristan. Elle est connue notamment pour les trois statues monumentales de Bouddhas excavées dans une falaise. En 2001, les statues sont décrétées idolâtres par le groupe taliban et détruites au moyen d’explosifs et de tirs d’artilleries.
[3] Broc servant à la toilette intime, principalement en Asie centrale, et à l’ablution rituelle dans la pratique de l’Islam.
[4] Dans l’Islam dieu est intangible à l’inverse de la littérature persane qui le personnalise dans diverses relations. Dieu est parfois représenté dans l’imagerie, ou une statue, comme un amant dont la relation amoureuse transpose le culte. Discussion avec l’artiste, 9 mars, 2023
[5] Entretien en ligne avec l’artiste, 1 mars 2023
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Kubra Khademi
// Ta’me Sib’ (طعم سیب) (20/04-15/07/2023 | Bruxelles)
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