La souffrance est une lame à double tranchant
Quelle signification peut revêtir la souffrance en 2025 ? C’est l’une des questions que pose la nouvelle exposition de Romeo Gómez López à la Galerie Eric Mouchet : 2025: A Space Algodicy.
Le concept d’algodicy a été créé par le philosophe espagnol Enrique Ocaña en 1993, puis approfondi par Paula Arizmendi Mar dans son livre Lógicas del dolor. Introducción a una algodicea contemporánea. Selon la définition d’Enrique Ocaña, il s’agit de « donner un sens (une raison d’être) à la douleur et à la souffrance humaine ». Paula Arizmendi Mar précise : « … L’algodicy cherche à donner un sens à la douleur sans invoquer de justification divine ou surnaturelle. »
Cette définition s’oppose au postulat chrétien selon lequel la souffrance humaine serait une punition divine pour nos péchés. En revanche, comme l’a souligné Walter Benjamin [1], la société occidentale moderne, bien que largement profane, repose sur un système capitaliste qui crée des mécanismes très similaires. La douleur physique et la souffrance mentale — et les remèdes censés nous en guérir — sont devenus des marchandises. Et s’en soigner coûte cher.
Dans la science-fiction contemporaine, le remède à la souffrance humaine peut résider dans l’imagination de nouveaux mondes inexplorés dans l’espace. C’est également une façon de stimuler une réflexion critique sur nos sociétés. Profondément influencée par l’anarchisme, Ursula K. Le Guin [2] a ainsi introduit la philosophie et la critique sociale dans la science-fiction. Elle ne se représente pas l’anarchisme comme un modèle utopique, mais comme une grille de lecture à travers laquelle elle met en avant la solidarité et la réciprocité.
S’inspirant de philosophie, d’histoire et de science-fiction, l’artiste Romeo Gómez López crée un langage visuel singulier où cohabitent la relation entre humains et machines, science, technologie et luttes sociopolitiques. À travers une diversité de médiums — de la photographie à la sculpture, d’images récupérées à des installations cinétiques — son processus artistique consiste à entretenir un mystère attirant autour de ses œuvres, en y mêlant de la légèreté au trouble, de la menace à la séduction.
La légèreté manifestée dans le travail de Romeo Gómez López sert d’appel : elle crée une brèche rassurante qui permet d’interroger les luttes qui nous entourent, en adoptant une posture critique fondée sur la solidarité et l’égalité.
La beauté d’une sculpture de fleur animée (Do Androids Dream?, 2025), par exemple, nous attire et nous séduit, mais elle induit aussi cette question : dans un monde où les ressources naturelles comme l’eau se raréfient, prendre soin d’une fleur vivante constitue-t-il une dérive morale douteuse ? Qu’en est-il du petit champignon atomique (The Event, 2025), d’un rouge vif flamboyant, qui, vu de loin, pourrait passer pour une fleur délicate ? Le personnage en apesanteur (Survival of the Richest, 2025) dans un « cabinet de queeriosités » remplit-il une mission d’intérêt commun dans l’espace ou dérive-t-il dans le vide infini ? Et l’« oiseau » du coucou (Cucu Bunker, 2025) vit-il dans une prison qu’il s’est lui-même construite, ou s’apprête-t-il à libérer les maux du monde, comme la boîte de Pandore ?
Alors, que penser de 2025 ? Contrairement au film de Kubrick sorti en 1968, le titre de l’exposition ne renvoie pas au futur, mais à notre présent. En 2025, le monde est en proie à une série de crises. La planète et l’humanité traversent des épreuves majeures. La question de savoir si le capitalisme est vraiment le système avec lequel nous voulons continuer à vivre est plus pressante que jamais.
L’idée que les humains puissent voyager dans l’espace, comme dans les romans et films de science-fiction, alimente des rêves de progrès, de changement et de mondes meilleurs. Mais ce rêve est aujourd’hui colonisé par des milliardaires avides de « conquérir Mars » tout en ignorant ce qu’il reste à réparer sur notre propre planète. Cette tentative d’évasion est précisément ce que contredit la théorie de l’algodicy. En affrontant nos douleurs, nous pouvons évoluer ; et monter cette exposition à Bruxelles, cœur de la Belgique et d’une Europe en quête d’unité, c’est croire que de l’adversité peut encore naitre l’espoir d’un futur solidaire.
L’algodicy ne cherche pas à justifier la douleur, mais à lui donner une forme de pouvoir. L’injustice des inégalités, par exemple, peut se transformer en colère, en rêves, en actions, voire se matérialiser en changements concrets. « I have a dream… » — la déclaration de Martin Luther King est un exemple d’algodicy qui résonne encore aujourd’hui. L’injustice est une épée à double tranchant : il arrive un moment où la position de victime se transforme en moteur de révolte, en une raison de bâtir un monde nouveau.
En tant qu’artiste mexicain et queer, Romeo Gómez López a observé et subi différentes formes d’épreuves et d’ostracisations d’ordre géopolitique et communautariste. Son contexte socio-familial l’a mis en présence de normes et de conventions. Explorer ce qui se trouve au-delà des limites imposées par notre éducation ouvre la voie à un espace de liberté, celui de penser et de s’exprimer par soi-même. En désapprenant certaines règles, nous les remplaçons par de nouvelles idées et visions qui nous correspondent mieux. Ce processus n’est pas indolore, mais il construit une identité plus authentique — façonner son individualité est un acte créatif, toujours en mouvement. Romeo Gómez López parvient à traduire cette quête identitaire dans son langage artistique, nourri par les inf luences – philosophique, historique et de science-fiction – qui résonnent en lui. Ainsi, il invite le spectateur à poser un regard critique sur le monde et ses mécanismes et à grandir en rêvant d’un futur possible. Face à l’impuissance que nous ressentons parfois devant l’état du monde, l’art devient avec lui un espace où l’on peut puiser une forme de résistance optimiste et réconfortante.
Tamara Beheydt
[1] Walter Benjamin (1892–1940), Kapitalismus als Religion (Le capitalisme comme religion), 1921
[2] Ursula K. Le Guin (1929–2018), Les dépossédés, 1974
PLUS D’INFORMATIONS :
// Romeo Gómez López
// Dossier de presse
// 2025: A Space Algodicy (23/04-12/07/2025 | Bruxelles, BE)
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