La vague du Pop-Art est une renaissance de la figuration, porteuse d’optimisme sur fond de société de consommation. Elle nait durant les années 1950 en Angleterre notamment grâce aux artistes Richard Hamilton (1922-2011) et Eduardo Paolozzi (1924-2005). Après avoir trouvé aux USA ses lettres de noblesse et ses hérauts, Roy Lichtenstein (1923-1997), Andy Warhol (1928-1987) et Robert Rauschenberg (1925-2008) qui gagne le Grand Prix à la Biennale de Venise en 1964, elle inonde l’Europe et arrive en Allemagne de l’Ouest au début des années 1960 peu après l’édification du mur de Berlin.
Le foisonnement soudain de la scène Pop allemande dès 1963 se répartit dans les différentes capitales régionales, autour de leurs écoles d’art respectives, essentiellement à Munich, Francfort, Düsseldorf et Berlin. Ces deux dernières villes voient alors s’épanouir les carrières des plus importants représentants de cette génération d’artistes, notamment Gerhardt Richter (né en 1932), Wolf Vostell (1932-1998) et Sigmar Polke (1941-2010) qui étudient à la Kunstakademie de Düsseldorf. La Hochschule für Bildende Künste de Berlin est également un foyer créatif notable, où se forment Karl Horst Hödicke (né en 1938), Ulrich Baehr et Peter Sorge (à partir de 1958 et respectivement jusqu’en 1965 et 1964). La plupart de ces artistes suivent alors dans ces écoles, les cours de peintres de vingt ans leurs ainés, tenants pour la plupart de l’« art informel », une abstraction à laquelle la jeune génération d’artistes entend substituer une figuration nouvelle, témoignant, pour certains d’un nouveau mode de vie inspiré de l’Amérique, fait d’abondance, de publicité et empreint d’optimisme, et pour d’autres de la mémoire d’une guerre qu’ils ont traversée étant enfants, et de la guerre froide qu’ils vivent au quotidien.
Plusieurs de ces artistes découvrent le mouvement Pop en Allemagne dans les Amerikahäuser (Maisons de l’Amérique), des centres culturels américains établis dans une cinquantaine de villes après la Seconde Guerre mondiale et qui se consacrent à la « rééducation » et la « démocratisation » de la société allemande selon les critères américains, mais certains en font la connaissance à l’étranger. Ulrich Baehr raconte que c’est durant une année d’études à l’École des Beaux Art de Paris en 1963, qu’il découvre les œuvres des jeunes artistes américains, notamment de Roy Lichtenstein, dans les expositions de la galerie Ileana Sonnabend qui n’est située qu’à quelques centaines de mètres de l’École.
Le mouvement Pop allemand, mosaïque de personnalités très variées, prend également son essor hors des écoles : des foyers de création souvent autogérés se constituent dans chacune de ces villes universitaires : à Düsseldorf, Richter, Lueg, Polke et Kuttner ouvrent en mai 1963 la « Première exposition d’art Pop allemand » dans une ancienne boucherie et en octobre de la même année, Richter et Lueg donnent dans un ancien magasin de meuble une performance devenue légendaire intitulée : « Leben mit Pop: eine Demonstration für den kapitalistischen Realismus » (« Vivre avec le Pop : une manifestation pour le réalisme capitaliste », dont le titre fait évidemment écho au Réalisme socialiste, doctrine artistique qui triomphe alors de l’autre côté du rideau de fer) ; à Berlin, Baehr et Sorge sont les co-fondareurs dès juin 1964, avec quatorze autres peintres dont Hödicke et Markus Lüpertz (né en 1941) d’une galerie appelée Grossgörschen 35, dont le mot d’ordre est de faire succéder la figuration au tachisme et à l’art informel. Eva et Lothar C. Poll rejoignent le groupe en 1966, et créent une galerie qui représente depuis lors, nombre des artistes issus de Grossgörschen 35, particulièrement Ulrich Baehr et Peter Sorge, mais aussi leurs épouses respectives, Bettina von Arnim (née en 1940) et Maina-Miriam Munsky (1943-1999). Alors que les années 1960 sont généralement considérées comme une grande époque d’émancipation des femmes, les femmes artistes sont paradoxalement très rares et invisibilisées au sein du mouvement Pop.
Il existe de nombreux échanges entre Düsseldorf et Berlin, les artistes de ces deux villes ayant en commun un plus grand intérêt que ceux de Francfort et Munich, pour les questions politiques. Vostell quitte ainsi Düsseldorf pour Berlin en 1970.
Ulrich Baehr et Peter Sorge vivant et étudiant à Berlin alors que le mur divise la ville dès 1961, ressentent d’autant plus l’ambiance de la guerre froide, omniprésente dans cette communauté encerclée par le monde communiste et qui vit sous perfusion de l’occident. Chacun à sa manière consacre donc son travail artistique à exprimer cette menace de la guerre qui plane sur eux.
Ulrich Baehr (né en 1938), dont l’atelier est situé au-dessus même de Checkpoint Charlie, principal point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, peint dans les années 1960 les grands événements de l’histoire récente en s’inspirant des photographies de presse les plus célèbres. Ces images, telles que le portrait de Churchill, Roosevelt et Staline à la conférence de Yalta sont évidemment immédiatement identifiables par tous. Les reprendre à grand coups de brosse, avec des couleurs vives, et en les laissant parfois inachevées donne à ces peintures une dimension cathartique, qui n’est cependant pas unanimement comprise lorsqu’elles comportent le portrait d’Hitler. Pour montrer à quel point la figure d’Hitler a été hyper médiatisée, Baehr réalise en 1970-72 des peintures-sculptures de détails des portraits photographiques du Chancelier, qui malgré leur caractère fragmentaire sont immédiatement reconnaissables et donnent à réfléchir sur l’immense capacité de synthétisation du cerveau humain. Ces peintures-sculptures sont maintenant presque toutes conservées dans les musées allemands tels que le Sprengel Museum à Hanovre, la Bundeskunsthalle de Bonn et la Berlinische Galerie. Dans les années qui suivent Baehr continue jusqu’à aujourd’hui une carrière de peintre excellent coloriste, jalonnée par les événements du monde ; il réalise notamment toute une série de paysages de Berlin hérissés de grues, lorsque qu’après la chute du mur, son quartier de Checkpoint Charlie est totalement réurbanisé. Même ses paysages plus récents témoignent de la mélancolie provoquée par la menace qui a si longtemps plané sur sa ville.
Peter Sorge (1937-2000) qui est également un peintre, dessinateur, collagiste et graveur, utilise, lui aussi les coupures de presse et photographies de magazines pour ses collages et comme sujets d’inspiration de ses peintures. Associé à une tendance du Pop-politique intitulée « Kritscher Realismus » (« Réalisme critique »), qui comprend également les œuvres contemporaines d’Erró (né en 1932), il juxtapose plusieurs images dans une même œuvre, en associant avec froideur, en voyeur et esthète, scènes de violence, de sexualité, armes et culturisme. Tous ses sujets semblent ciselés au bistouri. Ses peintures sont composées de différents champs séparés par des encadrements peints sur la toile ou réalisés à l’aide de bande toilée adhésive. Les sujets sont encadrés comme si on les regardait à la télévision, au cinéma ou au travers d’une pellicule de film. A la différence de Baehr, Sorge utilise une gamme colorée restreinte aux bleu, rouge-orangé, blanc et noir, très efficace et typique du graphisme des magazines de l’époque. A partir des années 1980, il ne peint pratiquement plus, mais réalise de grands dessins dans lesquels peut s’exprimer toute sa virtuosité et la rage que son temps lui évoque. Sa gamme de teintes s’élargit et ses sujets, toujours aussi violents, s’étendent aux questions écologiques ainsi qu’aux affrontements post-coloniaux d’Afrique et aux guerres de l’ex-Yougoslavie. Leur composition se fluidifie. Ses œuvres sont toujours composées de plusieurs champs, mais qui dès lors se chevauchent et s’interpénètrent, évoquant immanquablement l’univers contemporain de Rauschenberg où le dessin magistral aurait remplacé la photographie.
Eric Mouchet
PLUS D’INFORMATIONS :
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