Interview fictive des artistes Ella Bergmann-Michel (EBM) et Robert Michel (RM) par Michael Honecker (MH)
MH : Chère Ella Bergmann, cher Robert Michel, je suis ravi d’être parmi vous aujourd’hui et très heureux que nous puissions en profiter pour évoquer votre vie d‘avant-guerre et les amitiés artistiques les plus profondes que vous y avez liées.
RM : Oui, nous t’accordons un privilège ainsi qu’à la galerie, de te laisser nous interviewer aujourd’hui. Selon mon humeur, il m’arrive occasionnellement de recevoir des marchands d’art* et des galeristes*, mais en général, lorsqu’ils se hasardent jusqu’ici, je leur crie ”il n’y a personne” depuis une lucarne du Moulin, et leur demande de partir et revenir à un moment plus opportun.
MH (rit et remercie encore une fois) : Parlons d’abord si vous voulez bien de la plus ancienne de vos amitiés, et c’est bien sûr celle qui vous lie tous les deux. Quand et comment vous êtes-vous rencontrés et aimés ?
EBM : Pour cela, je dois remonter dans le temps. J’ai voulu devenir artiste dès mon plus jeune âge et, en plus d’une éducation musicale, j’ai suivi très tôt des cours de peinture dans ma ville natale de Paderborn et à Magdebourg. Je savais cependant que mon père et ma belle-mère ne m’auraient jamais permis de quitter le foyer familial pour faire des études d’arts plastiques. J’ai donc utilisé une ruse et trompé mes parents en prétendant aller à Weimar, à 250 kilomètres de Paderborn, pour y étudier la musique. À peine arrivée, je me suis inscrite à l’école d’art du Grand-Duché de Saxe dans la classe de dessin de Walther Klemm. C’était à l’époque, en 1915, la seule école d’arts plastiques d’Allemagne, avec celle de Stuttgart, qui était ouverte aux jeunes femmes !
MH : Et toi, Robert, tu t’es aussi inscrit dans cette école ?
RM : Non. J’avais des projets très différents. Je voulais devenir ingénieur aéronautique car j’étais passionné par la technique, le progrès, et le nouveau développement de l’aviation. Et puis, lors d’un vol en 1916 alors que j’étais encore un tout jeune pilote d’essai à bord d’un appareil qu’on appelait le « Pigeon de Gotha », mon avion a pris feu et je me suis écrasé au sol. Miraculeusement, je n’ai pas été trop gravement blessé, et j’ai été envoyé en convalescence dans un hôpital de guerre. Le destin a voulu que cet hôpital ait réquisitionné une partie des locaux de l’école d’art de Weimar.
MH : Une chance que tu aies survécu à ce crash.
RM : Oui, mais malheureusement, je n’ai plus jamais pu piloter moi-même par la suite. Cependant, c’est grâce à cet accident que j’ai été amené à découvrir mon intérêt pour les arts et, un peu plus tard, mon amour pour Ella. Heureusement, à Weimar, les femmes pouvaient étudier les arts plastiques : ainsi la modernité était arrivée ici avant même que le Bauhaus ne s’y installe !
MH : Qu’est-ce que tu veux dire ?
EBM : Le Bauhaus, qui a ouvert en 1919, est une des raisons de la notoriété de la ville. Mais auparavant, L’architecte belge Henry van de Velde a eu une importance très grande dans la vie culturelle de Weimar, et une influence indéniable sur la future création du Bauhaus. Il avait réuni à Weimar de nombreuses disciplines dans son école d’arts appliqués et encouragé les études multidisciplinaires. Il a laissé un terrain fertile pour Walter Gropius. Car malheureusement, du fait de sa nationalité, van de Velde a dû quitter Weimar dès le début de la Première Guerre mondiale.
MH : Et puis le Bauhaus est arrivé à Weimar !
RM : Tout d’abord, cette terrible guerre a pris fin, la monarchie a été abolie en Allemagne et tout à coup, Weimar s’est retrouvée au cœur de la première république allemande car c’est là qu’elle a été proclamée la veille de l’armistice. Nous connaissions d’ailleurs bien Friedrich Ebert, qui était un syndicaliste social-démocrate qui devint alors le président de l’Allemagne. Il y avait soudain beaucoup d’énergie dans l’air et partout on était convaincu du progrès. Walter Gropius avait entendu parler de Weimar et surtout d’Henry van de Velde, quand il envisageait de créer une école associant arts plastiques et arts appliqués. Lors de sa première visite à Weimar, il a parcouru la ville en fiacre découvert avec sa femme et le maire de la ville et s’est fait montrer, entre autres, les lieux où les artistes avaient leurs ateliers et il n’a donc pas fallu longtemps pour qu’il découvre nos quatre ateliers dans la Schulstrasse.
MH : Pourquoi quatre ateliers ?
EBM : Robert et moi avions nos ateliers chacun d’un côté de la rue et séparés par seulement 3 marches, ce qui donna à Robert l’idée de créer le “Weimarer Signet”, ce tampon qui nous servit de signature à tous les deux, souvent de couleur rouge, qu’on a décliné dans différentes tailles et qu’on retrouve sur la plupart de nos œuvres de cette époque. Et outre Robert et moi-même, Johannes Molzahn et Karl Peter Röhl avaient également leurs ateliers dans cette rue. Walter Gropius a été tellement impressionné par la qualité de nos travaux qu’il a organisé l’exposition inaugurale du Bauhaus, avant même l’ouverture de l’école, avec nous quatre pour promouvoir ses nouvelles idées. Car il n’existait pratiquement plus rien après la Première Guerre mondiale. Tout était à recommencer et à reconstruire.
MH : Mais vous êtes pourtant partis de Weimar très rapidement après cela ?
EBM : Robert et moi avons brièvement étudié au Bauhaus. Mais nous étions déjà des artistes accomplis et le Bauhaus nous a semblé trop dogmatique et nous avons donc effectivement rapidement quitté Weimar. Mais il y a eu aussi une autre raison à notre déménagement. Robert et moi nous sommes mariés à Weimar en 1919 et notre premier enfant (Hans) était sur le point de naître. Robert a hérité de sa famille l’un des sept moulins à pigments qu’elle possédait et qui s’appelle le Schmelz près de Francfort. Nous vivons encore aujourd’hui dans cet ancien moulin à Vockenhausen dans les monts du Taunus et c’est à peine croyable, mais dans les années 20 du siècle dernier, une partie de l’avant-garde européenne s’y est donné rendez-vous. Nous y reviendrons plus tard.
MH : Revenons brièvement à Weimar et parlez-moi de Johannes Molzahn.
RM : Ah, ce Johannes. Il a été mon meilleur ami pendant longtemps et aussi un très bon ami d’Ella. Il faisait une peinture d’esprit futuriste inspirée par la figure humaine et par les formes géométriques produites par la nature, et cela dans des gammes de teintes très lumineuses qui contrastaient avec les couleurs primaires très en vogue à l’époque chez les constructivistes.
EBM : Johannes non plus n’a pas tenu longtemps à Weimar. Il a déménagé et est allé enseigner à Magdebourg. En hommage à notre profonde amitié, nous avons donné à notre fils Hans le prénom de Johannes (Molzahn) car Johannes était son parrain. Johannes a appelé son premier fils Michael et Robert était son parrain. Nous nous rendions souvent visite et avons gardé le contact par lettres et cartes postales.
RM : Johannes voulait aussi me faire venir à Magdebourg, à l’université dirigée par Bruno Taut que nous admirions, notamment pour son Pavillon de verre futuriste présenté en 1914 à Cologne dans le cadre de l’exposition du Werkbund. Malheureusement, cela n’a pas fonctionné et finalement, Johannes a déménagé à Breslau. Plus tard, les nazis l’ont chassé d’Allemagne et il s’est réfugié en Amérique.
MH : Et puis vous avez rencontré Kurt Schwitters.
EBM : Kürtchen, le « Petit Kurt » …
RM : Kurt était, avec Johannes, notre meilleur ami durant les années 1920. Il venait souvent nous voir au Schmelz et nous lui rendions souvent visite, ainsi qu’à sa famille et à ses enfants, à Hanovre. Associé très tôt à Dada, son œuvre était polymorphe, abstraite et poétique, vocale, graphique et brutaliste. Il a créé plusieurs milliers de collages de fragments de papiers récupérés, de coupures de presse et de messages publicitaires, qui ont reconfiguré l’approche de l’art à l’époque.
EBM : Kurt était l’un de mes plus grands admirateurs ; il était très intéressé par mon travail. Il a observé dans mes dessins et collages des années 1920 sur la décomposition de la lumière toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec tous leurs degrés intermédiaires. Selon Kurt, on aurait pu fonder une méthode de peinture sur cette base. Suivant mes suggestions, il disait que la nouvelle peinture devait dépasser les oppositions des trois couleurs primaires et qu’elle serait réévaluée grâce aux transitions des couleurs de l’arc-en-ciel. Il en était fermement convaincu. Je lui ai moi-même consacré plus tard une série de dessins dédiés à Anna Blume. Il déclamait toujours « Anna Blume » et la « Ursonate » chez nous, au Schmelz.
RM : Nous, nous avons pissé ensemble dans la neige en dessinant des croix gammées devant le bar du village, qui était fréquenté par les nazis locaux. Et en 1927, nous avons fait ensemble un voyage en Hollande en voiture. Kurt et moi avons joué aux dés pour obtenir la place à l’avant avec Ella. Lors de ce road trip, nous avons rendu visite, entre autres à Mondrian, Mart Stam, Oud et Hannah Höch.
MH : Robert, Egidio Marzona a raconté un jour dans un livre d’interview [1] qu’il y avait une fabuleuse enveloppe sous ton canapé. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?
RM : Kurt n’a pas seulement travaillé sur ses poèmes chez nous, il y a aussi réalisé beaucoup de collages et il nous en a laissé une quinzaine. Je les avais tous conservés dans une enveloppe. Aujourd’hui, nous en possédons encore deux. Chaque fois qu’il y avait quelque chose à réparer sur la toiture ou que nous étions malades, nous devions malheureusement nous séparer d’un de ces collages. Les factures devaient être payées et, en tant qu’artistes, nous n’avions pas d’assurance maladie.
EBM : Kurt a également emporté quelques-unes de nos premières œuvres aux États-Unis et a convaincu Kathrin S. Dreier de nous intégrer dans sa collection d’art concret. Elle avait fondé la Collection Société Anonyme avec Man Ray et Marcel Duchamp – elle est maintenant conservée à l’Université Yale – et a organisé des expositions itinérantes dans tous les États-Unis d’Amérique. Kathrin S. Dreier nous a effectivement acheté des oeuvres, mais ce n’est qu’au moins quinze ans plus tard, à l’issue de la guerre, que nous en avons été payés ! J’étais l’une des très rares femmes à figurer dans cette collection et, avec Kurt, Johannes et Willi Baumeister, nous faisions partie des quelque 30 artistes allemands d’avant-garde de la collection, et en étions la nation la mieux représentée de loin.
MH : Cela explique aussi pourquoi on vous trouve aujourd’hui dans de nombreux musées et collections privées importants aux Etats-Unis ?
EBM : Oui, c’est vrai que cette collection et ses exposition itinérantes nous y ont fait connaître, mais Ilse nous a aussi toujours beaucoup aidés aux États-Unis.
MH : Ilse Bing, Mart Stam et toi – un trio magique !
EBM : Oui, on peut dire ça. Sans Mart Stam, je n’aurais peut-être pas rencontré Ilse Bing, qui est devenue une amie très intime. Mart Stam savait qu’en plus de la photographie, j’avais commencé à filmer. La lumière et l’ombre m’intéressaient. En photographiant et en filmant, j’étais très proche du constructivisme. Mart m’a demandé si je pouvais réaliser un film promotionnel sur le Budgeheim, une maison de retraite qu’il venait de construite à Francfort avec Werner Moser en 1929. Et pendant mon tournage au Budgeheim, Ilse Bing a pris des photos fantastiques dans cette maison. Ce n’est pas par hasard qu’elle était là. Mart a parlé de moi à Ilse. L’alchimie entre nous a été immédiate et jusqu’à aujourd’hui, nous sommes restées très proches. Nous considérions toutes les deux la vie et L’abstraction comme un tout. Malheureusement, Ilse a dû, comme Kurt Schwitters, et presque tous nos autres amis artistes, fuir les nazis. Elle a eu de la chance et a pu partir de Marseille pour New York sur l’un des derniers bateaux. Après la Seconde Guerre mondiale, elle nous a envoyé des colis de fournitures et de ravitaillement.
MH : Et Willi Baumeister ? Qu’est-ce qu’il savait faire de bon, à part les Spätzle ?
RM (rit) : Willi et moi avions plus en commun que notre amour des Spätzle [2]. Il était un très bon peintre, qui a bien intégré les préceptes du purisme et les a adaptés à la representation humaine puis est devenu abstrait. Il était aussi comme moi, un bon artiste publicitaire. Il faisait partie du Ring Neuer Werbegestalter [3] que nous avions fondé chez nous, au Schmelz. Il faisait partie de l’association Das Neue Frankfurt, tout comme Mart Stam ; c’était une initiative qui avait le projet de faire de Francfort une ville moderne et sociale. Baumeister est venu à Francfort et y a pris la direction de l’école Städel. Ella et moi avions alors nos ateliers à Francfort, et il a été souvent invité chez nous, au moulin.
MH : Et comment cela s’est-il terminé ?EBM : Outre nos amis artistes, comme Schwitters, El Lissitzki et Moholy-Nagy, le cinéaste russe Ziga Vertow est également venu nous voir. Le Schmelz a été un des creusets de l’avant-garde européenne avant 1933. Alors que je travaillais à ma cinquième œuvre cinématographique, « La dernière élection », j’ai été arrêtée par la police politique. Mon matériel cinématographique a été confisqué et détruit. J’étais en train de filmer les défilés politiques pour la dernière élection libre en Allemagne avant l’arrivée des nazis au pouvoir lorsque j’ai été arrêtée. Robert a mis tout en œuvre pour me faire libérer le plus rapidement possible. D’un seul coup, nous avons réalisé que rien ne serait plus comme avant. Des temps sombres s’annonçaient.
RM : Notre pratique a été qualifiée d’art dégénéré. De l’art dégénéré ! Quel terme horrible. Tout ce qui était différent et tout ce qui exprimait le progrès devait être éliminé.
EBM : Restant en Allemagne, nous avons dû être très discrets. Robert n’a repris son œuvre qu’au milieu des années 50 et moi, j’ai continué à dessiner un peu en secret. La plupart de nos amis ont quitté l’Allemagne. Il est difficile de dire ce qu’aurait été notre vie sans les nazis.
[1] BRANICKA, Monika, RATHGEBER, Pirkko ; 100 Fragen an Egidio Marzona, Merve Verlag, 2024
[2] Spätzle : spécialité de pâtes alimentaires traditionnellement fabriquées à la maison, en Allemagne du sud
[3] Ring Neuer Werbegestalter : Le Cercle des nouveaux concepteurs publicitaires, est un groupement d’artistes engagés dans la promotion du design graphique, dont la Fondation a eu lieu au Schmelz en 1928 et qui a contribué à des expositions dans toute l’Europe de 1928 à 1931
Notes de la rédaction :
Ella Bergmann-Michel, née en 1896 à Paderborn et décédée en 1971 à Vockenhausen au Schmelzmühle.
Robert Michel, né en 1897 à Vockenhausen et décédé en 1983 à Titisee-Neustadt.
Johannes Molzahn, né en 1892 à Duisburg et décédé en 1965 à Munich.
Karl Peter Röhl, né en 1890 à Kiel et décédé en 1975 à Kiel.
Kurt Schwitters, né en 1887 à Hanovre et mort en 1948 à Kendal, Cambria, Angleterre.
Ilse Bing, née en 1899 à Francfort-sur-le-Main et décédée en 1998 à New York.
Mart Stam, né en 1899 à Purmerend, Pays-Bas et décédé en 1986 à Goldach, Suisse.
Willi Baumeister, né en 1889 à Stuttgart et mort en 1955 à Stuttgart.
PLUS D’INFORMATIONS :
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Ella Bergmann-Michel, Robert Michel et leur cercle d’avant-garde (07/06-08/08/2025 | Paris)
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