Entre Paris et Bruxelles
Le 30 mai 2023
« Mettre en ordre des bibliothèques, c’est exercer de manière silencieuse et modeste, l’art de la critique »
La Proximité de la mer,
Jorge Luis Borges
Fondation
À la Galerie Eric Mouchet à Bruxelles, en miroir de ce qu’il développe à Paris, Louis-Cyprien Rials présente l’exposition Fondation et nous montre, en plus de quatre films tournés en Irak, une œuvre originale qui est le fruit de ses nombreuses recherches documentaires. Chacune des œuvres de Fondation prolonge à sa manière le propos engagé par l’artiste dans son exposition parisienne.
Tout commence avec l’œuvre qui donne son titre à l’exposition : Fondation. Deux carrousels qui font défiler 160 diapositives de photographies restaurées, prises par l’armée américaine pendant la guerre en Iraq entre 2003 et 2011. Elles montrent un envers du décor de cette opération militaire en explorant le quotidien, parfois absurde de la vie militaire, tout en permettant au spectateur de visiter les grands lieux touristiques et les monuments emblématiques du pays. Ce travail d’indexation et de mise en regard témoigne des bases de la réflexion de l’artiste, qui rend à l’Iraq son rôle fondateur. Un pays à l’origine de la construction de notre monde et ce, aux yeux de l’artiste, à deux reprises successives.
La terre d’Iraq est à l’origine de notre civilisation et de l’invention de la première forme d’écriture connue, l’écriture cunéiforme mésopotamienne qui y a été développée il y a plus de 5000 ans ; mais aussi par ses nombreuses sociétés anciennes, parmi lesquelles les civilisations sumérienne, akkadienne, babylonienne et assyrienne. Ces civilisations ont joué un rôle crucial dans le développement de l’agriculture, du commerce, de l’architecture et du système juridique que nous connaissons encore aujourd’hui. Elles ont également créé les premières cités-états connues de l’histoire.
Aujourd’hui, le pays se trouve, une fois encore, en position de prototype du monde dans lequel nous vivons. La guerre qui s’y déroule depuis près de 40 ans, avec le même acteur majeur américain, parfois directement impliqué, parfois sagement en retrait, mais toujours opérant via son incroyable complexe militaro-industriel, se retrouve au cœur de ce qui pose les bases de notre monde globalisé. Une guerre dans laquelle s’est traduit un concept qui avait déjà été annoncé et répété comme un mantra par de très nombreux dirigeants aussi bien politiques qu’économiques, ceux-là même qui désormais parlent comme les nouveaux maîtres du monde : l’établissement d’un « Nouvel ordre mondial » (New World Order) qui fait fi des lois internationales pour imposer les siennes propres, d’abord aux états les plus faibles, puis de plus en plus à ses propres citoyens au détriment de l’intérêt commun.
A la manière de Jean Bottero qui, dans son livre fondateur : Mésopotamie, l’écriture la raison et les dieux, re-contextualise les ancêtres mésopotamiens comme les inventeurs de l’écriture et, grâce à elle, les inventeurs d’un nouveau regard porté sur l’univers et les développeurs d’une nouvelle manière de le penser, d’analyser et d’ordonner le monde, Louis-Cyprien Rials re-contextualise les fondements de la guerre en Irak et réaffirme l’écriture d’une histoire globalisée, par un « narrateur » qui, indifférent à la destruction du berceau de notre civilisation, se joue des autres peuples du mondes.
Les quatre films présentés dans l’exposition Fondation poursuivent cette recherche et viennent chacun à son tour développer un regard sur les vestiges du passé et l’usage qui en est fait aujourd’hui dans différente types de propagande, politique, religieuse ou culturelle.
Le Son des ruines a été tourné à Mossoul, dans les décombres des maisons de la vieille ville. Un homme y joue du oud amoureusement à une jeune femme aux cheveux dévoilés. Ce moment mélancolique en apparence anodin à nos yeux contrevient pourtant de trois manières aux lois de l’Emirat islamique prétendu qui a occupé la ville de 2014 à 2017 : l’interdiction faite à un couple non marié de se rencontrer, l’absence du port de l’abaya pour la femme, et l’interdiction pure et simple de jouer de la musique ! Ce film nous rappelle que ces droits existaient dans l’Iraq d’il y a cinquante ans et que nos libertés ne sont pas des acquis inaliénables mais qu’il faut continuer de se battre pour parfois simplement jouer de la musique, ou vivre une romance sans craindre d’exprimer ses sentiments.
Labyrinthe, le second film, s’inspire de la nouvelle de Borges intitulée Les Deux Rois et les deux labyrinthes [1]. Il a été tourné au drone dans les ruines de la grande mosquée d’Al Rahman (commanditée par Saddam Hussein et inachevée), les ruines du palais même de Saddam Hussein, le labyrinthe des ruines de la ville antique de Babylone mais aussi dans une palmeraie brulée et un cimetière adjacent… Comme dans la nouvelle qui a inspiré ce film, Louis-Cyprien Rials nous emporte dans les méandres de la construction politique, intrinsèquement liée aux particularités religieuses mais aussi économiques d’un pays en reconstruction. Il en va de même de la nouvelle qui montre qu’un labyrinthe n’a pas besoin de murs pour qu’on s’y perde. Louis-Cyprien nous raconte avec ce film que la vie même est constituée de différents labyrinthes qui cachent un Minautore insoupçonné. Qu’un monstre hybride se trouve au centre des grandes constructions de l’humanité. Il transforme plusieurs lieux de symbole en ces différents labyrinthe. Le labyrinthe de la foi (grande mosquée en ruine d’Al-Rahman) qui cache en son centre l’extrémisme religieux, le labyrinthe du pouvoir politique (palais et ruines de Babylone) qui a pour monstre la vanité et la corruption. Il y a enfin le cimetière et les palmiers pour un labyrinthe de la vie et de la mort, un labyrinthe qui explore la nature complexe de notre monde. Et tout cela finit, comme avec Borges, dans un désert, un labyrinthe sans murs, un labyrinthe de solitude écrasante, métaphore de la destinée humaine.
Le film Les Deux mers, tourné dans la région de Najaf, met en parallèle deux étendues immenses. La mer de Najaf quasiment pas documentée qui contient en son centre de petites briqueteries et le cimetière de Wadi al-Salam [2], la plus grande nécropole du monde. Deux étendues de paix et de repos qui, elles aussi, sont constitutives de l’Irak que nous connaissons aujourd’hui. Ces étendues paisibles ne le sont qu’en apparence. Le cimetière a servi de champs de bataille entre l’armée américaine et l’armée du Madhi en 2004 et la mer de Najaf commence à subir des dégradations écologiques d’origine humaine irréparables. Le contraste entre ces deux mers est saisissant. L’une vivante, constituée d’eau et abritant une faune et une flore luxuriantes, semble abandonnée. L’autre, la plus grande étendue de pierres tombales du monde, se trouve être, curieusement, incontestablement plus vivante. Haut lieu sacré de la religion chiite, elle est visitée chaque jour par des milliers de personnes.
Enfin Babel est directement inspiré du passage de l’Ancien Testament où les peuples réunis défièrent Dieu en construisant une tour qui tenta de toucher le ciel et où Dieu puni l’humanité en l’affligent d’incompréhension entre les peuples en leurs donnant des langages différents. Louis-Cyprien Rials filme ce qu’il reste de la ziggurat de Borsippa [3] à côté de Babylone. La caméra tourne autour des ruines de l’édifice en s’élevant vers le ciel et les voix qui prononcent toutes la même phrase dans différentes langues se contaminent les unes aux autres pour ne plus créer qu’un brouhaha inaudible dans lequel plus personne ne peut s’entendre.
Comme dans de nombreuses œuvres de l’artiste, ce qui est donné à voir doit s’appréhender selon différents niveaux de lecture. Personne ne sait véritablement où se trouvent les vestiges de la tour de Babel. En tout cas un autre site semble plus probable aujourd’hui, et nous savons que celui qui a été illustré dans les gravures du 19eme siècle n’est pas le bon. Les archéologues de la fin de cette époque, en découvrant les ruines de la ziggurat de Borsippa qui ressemble aujourd’hui à une tour en ruine, proche de Babylone, ont fait l’hypothèse qu’ils avaient trouvé les restes de ce fameux édifice biblique. Cependant, de nombreuses gravures du minaret torsadé de la mosquée de Samarra pourraient être à l’origine des représentations de la tour que nous connaissons aujourd’hui… Mais la croyance populaire prend souvent le dessus, aussi en terme de représentation. Selon quel imaginaire, selon quel réseau de diffusion cette croyance s’est-elle bâtie ? Et à quel Dessein ?…
Dans le cas de la guerre en Irak, comme de toute autre guerre d’ailleurs, les raisons qui ont conduit au conflit recèlent d’importantes informations secrètes qui méritent d’être identifiées et prises en compte afin de comprendre et avant d’émettre un avis, qui déconstruira à coup sûr les rôles respectifs des libérateurs et des opprimés…
Après tout, l’histoire n’est-elle pas écrite par les gagnants ? Alors quand l’artiste qui n’a pas pris part à ce conflit raconte une autre histoire, ne mérite-t-elle pas elle aussi d’être écoutée ? Tout du moins observée avec un regard nouveau ?
Léo Marin
[1] Les Deux Rois et les deux labyrinthes prend la forme d’un conte oriental, dans le style des Mille et une nuits, une œuvre que Borges relisait inlassablement. Le roi de Babylone y fait construire un labyrinthe si complexe que même les plus sages de ses sujets s’y perdent. Un jour, un roi arabe lui rend visite. Pour se moquer de lui, le roi de Babylone le fait pénétrer dans le labyrinthe où il erre désespérément, jusqu’à la tombée de la nuit. Il ne trouve la sortie qu’en implorant le secours divin. Rentré en Arabie, il décide de se venger, rassemble ses armées et ravage les royaumes de Babylone. Il capture le roi, l’emmène dans le désert et lui dit : « à Babylone tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je te montre le mien, où il n’y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer. » Puis il l’abandonne, le laissant mourir de soif.
[2] Plus importante nécropole du monde, vieille de 1 400 ans, qui s’étend sur 6 kilomètres carrés, des millions de chiites y sont enterrés. Le cimetière de Wadi al-Salam se traduit par « la Vallée de la paix ».
[3] Borsippa, est une ville antique de Mésopotamie. Elle correspond au site actuel de Birs Nimrud, à environ 20 km au sud-ouest de Babylone
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Louis-Cyprien Rials
// Fondation (22/09-16/12/2023 | Bruxelles)
// À voir : Oyouni (09/09-21/10/2023 | Paris)
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