Entre Bagdad et Paris
Le 16 mai 2023
« La conduite des Anciens doit servir de leçon à leurs descendants. Que l’on considère ce qui leur est advenu pour s’en instruire. Que l’on prenne connaissance de l’histoire des peuples anciens pour savoir ainsi distinguer le bien du mal. » Les Milles et une nuits
Oyouni
Après les Révélation Emerige (2015), le prix SAM pour l’art contemporain (2017), sa triple exposition respectivement au Palais de Tokyo, à la galerie Dohyang Lee et à la Galerie Eric Mouchet (2019), le prix du 1% du Crédit Municipal de la Ville de Paris et son exposition au Musée d’Art Moderne, enfin après une année passée en Irak, Louis-Cyprien Rials nous propose deux expositions, présentées dans les espaces de la Galerie Eric Mouchet, à Paris et à Bruxelles.
Oyouni (qui se prononce « ayouni ») est une expression qui se traduit littéralement par « mes yeux » mais qui peut revêtir un sens multiple selon le contexte. On peut dire « avec mes yeux » : « Pour toi, je donnerai mes yeux ». Un peu comme en français, « je tiens plus à toi qu’à la prunelle de mes yeux » … Et si cette expression donne son titre ici à l’exposition de Louis-Cyprien Rials c’est pour de nombreuses raisons, autant pour l’indexation du regard que l’artiste développe, que pour la passion qu’il voue à ce pays qui lui a inspiré, après plusieurs autres vidéos, ces deux expositions.
Comment l’artiste peut-il, à travers ses yeux, signifier en faisant œuvre, la valeur d’un regard extérieur sur une culture bouleversée, maltraitée par un contexte géopolitique international, et une identité culturelle multiple sans cesse en reconstruction.
S’il est bien conscient que la seule image que nous pouvons concevoir, sans être allé sur place, se compose d’aprioris dictés par les médias et de points de vue sélectionnés par la propagande d’un gouvernement ou d’un autre, alors, Louis-Cyprien Rials veut être sur place pour fouiller, et à force de recherches, construit ses œuvres en niveaux de lecture.
Louis-Cyprien Rials a une fascination pour cette région du monde. Pour la beauté de ses paysages mais aussi pour les complexes enchevêtrements d’influences religieuses et politiques qui s’y jouent et s’y déjouent sans cesse. C’est en 2011 qu’il arrive en moto pour la première fois à la frontière irakienne. Il y retournera en 2015 pour documenter les persécutions des Yésidis [1] et des chrétiens par Daesh.
Cette histoire n’est pas anecdotique mais au contraire véritablement constitutive de chacun des travaux présents au sein de cette exposition. C’est à ce moment qu’il se rapproche au plus près de la ligne de front où Daesh est posté et qu’il filme le champ pétrolier de Baba Gurgur à Kirkouk. Mene, Mene, Tekel, Upharsin (2015), est le premier film qu’il réalise en Iraq et où se mêlent des chants araméens la (première) langue du Christ) aux crépitements et aux images du feu perpétuel décrit dans le Livre de Daniel.
Comprenons donc ces nouvelles œuvres à l’aune de cet ancrage historique de l’artiste à cette région du monde. Les données géopolitiques de ce pays sont en perpétuelle transformation. Des équilibres qui y règnent, plus rien ne peut s’envisager via le simple prisme des médias. C’est pour cela que dès la réouverture du pays aux visiteurs étrangers en 2021, Louis-Cyprien Rials retourne à Bagdad, se fond dans la population et relance ses observations. Il renoue avec ses connaissances passées, et continue à développer des œuvres dont on pouvait commencer à imaginer les différents degrés de lectures, déjà lors de ses précédentes expositions.
Comme il l’avait évoqué avec Beautiful Mogadishu, (2019), une œuvre constituée d’un simple T-Shirt peint de ce slogan commercial enjôleur (Beautiful Mogadishu) acheté à la sauvette dans l’entrée de son hôtel sécurisée dans l’une des villes les plus dangereuses du monde et présentée dans l’exposition Par la fenêtre brisée en 2019, l’artiste fait avec Le Caleçon de Daesh, une proposition artistique dont l’ironie exorcise la fascination de certains pour l’extrêmement dangereux, le monstrueux, l’adrénaline du danger et aussi le fétichisme qui peut parfois en découler.
Lors de son exposition Introducing à la galerie Dohyang Lee en 2017, l’artiste a accentué, en l’encadrant avec soin, le caractère sacré d’une icône chrétienne tissée à bon marché et dont il ne montrait cependant que le dos (Sans titre). Il l’avait rapportée de la ville de Bakofa (Irak), qui se trouvait alors sur la ligne de front entre le prétendu Etat Islamique et les peshmergas kurdes [2] (2015). Cette ville comptait une forte communauté chrétienne qui en face d’un extrémisme religieux si poussé qu’il interdit toutes représentations du sacré, s’est vu obligée de fuir, ou s’est simplement fait exterminer. Sous prétexte de combattre une hypothétique « idolâtrie », péché impardonnable de l’islam fondamentaliste, qui proscrit toute représentation figurative des « êtres ayant une âme », énormément d’objets votif religieux de toutes confessions ont été détruits. Louis-Cyprien Rials, lors de ses séjours suivants en Irak a continué à collecter ces icônes tissées interdites, dont il nous propose ici une collection étendue. Retournées, on ne connaît d’elles que le revers. La face, de la sainte personne figurée et le style de son exécution resteront secrets. De dos, du motif on ne devine, en fil doré, que les auréoles et certains attributs sacrés du Christ, de la Vierge ou des saints. Comme si ces représentations malmenées ou détruites survivaient par leur aura spirituelle. Aussi comme une métaphore de l’Occident qui a détourné son regard, et a tourné le dos à la souffrance de ces minorités.
Dans cet Iraq où s’entrechoquent un passé mythique, fondateur et universaliste, et un quotidien communautariste et violent, Louis-Cyprien Rials n’est pas uniquement à la recherche d’une forme de vérité universelle, mais également de l’équilibre entre ses propres démons et son idéalisme, émerveillé d’être au point nodal de notre civilisation plusieurs fois millénaire. Éloigné volontaire d’un climat politique occidental hypocrite et délétère et des nuits de Paris ou de Belgrade, il a pris ses quartiers dans un pays où tout est en train de se reconstruire mais où la paix reste extrêmement fragile. Comme sur les bols de prière araméens qu’il a précédemment réalisés pour les Révélations Emerige (2015), il dessine aujourd’hui son histoire, ses traumas, ses angoisses mais aussi les bénédictions qu’il souhaite à ses proches, comme dans ces bols peints de caractères mystérieux, intitulés Sweet Demons qui font office de conseillers thérapeutiques ou d’exorcistes le cas échéant. L’artiste transmet ainsi des croyances et rituels millénaires, en montrant que l’expression des préoccupations spirituelles de l’humanité n’a guère changé au cours du temps.
Usant également des codes de représentation mésopotamiens, le film Oyouni est une série de portraits d’irakiens qui portent sur leurs yeux de plus grands yeux ronds et opaques, à la fois vides et pleins de vie. De grand yeux mystérieux en impression 3D tels que les sculpteurs mésopotamiens les représentaient à l’époque de Sumer. Des yeux qui nous empêchent de voir où est dirigé le regard des personnages qui les portent et sont baignés d’un air de harpe sumérienne et d’un chant sumérien antique. Mais des yeux qui nous montrent dans quelle époque cette jeunesse se représente et se retrouve. Des irakien.ne.s d’aujourd’hui, fièr.e.s et dont le nom de profil Instagram est écrit en caractères cunéiformes ; dont le modo qu’ils ou elles arborent est : « Irak Wahed : une seule Irak ». Nul doute qu’en dépit des différences d’idéaux politiques et de croyances religieuses, ces irakien·ne·s se rassemblent sous une identité culturelle unie et multimillénaire héritée de la Mésopotamie. C’est dans ces yeux de héros de science-fiction et au travers du regard d’un artiste, que l’on comprend la valeur d’un combat pour une identité. La leur. La sienne.
Comme avec sa réinterprétation des bols ancestraux Sweet Demons ou des yeux vides et si expressifs de Sumer pour la réalisation desquels il détourne les techniques vernaculaires afin d’exprimer l’intemporalité de leur message spirituel, Louis Cyprien Rials a également mis en oeuvre la réalisation de nouveaux modèles d’Afghan War Rugs, des tapis aux sujets d’actualité, réalisés par des tisserands afghans avec leurs techniques ancestrales pour une clientèle étrangère, principalement les armées d’occupation qui se sont succédées sur leur territoire. Mais loin d’être des fenêtres sur les perspectives de tous les jours du peuple afghan, ces œuvres invitent à une compréhension plus transversale que ce que montre leur simple iconographie, et donc demandent à être lues entre les lignes.
Ces tapis commandés par l’artiste à des fabricants afghans mettent en œuvre un savoir-faire plusieurs fois centenaire, mais au lieu des traditionnels jardins paradisiaques, ils illustrent ici des scènes d’exactions ou des événements meurtriers. On y retrouve les espaces vides laissés par la destruction des grands Buddhas de Bamyan, l’évocation, plus classique – et plus précise – des attentats du 11 septembre 2001, mais aussi de la culture du pavot ou bien de la peur permanente des drones au-dessus des villages. L’artiste entend rappeler, avec un sujet grinçant consacré à l’embuscade d’Uzbin, qu’après les invasions soviétiques et des Etats Unis, parallèlement aux destructions talibanes, la France a également voulu prendre une place sur ce grand échiquier des enjeux géopolitiques que sont l’Afghanistan et les richesses de son sous-sol.
A la manière de son précédent travail avec le studio de cinéma ougandais Wakaliwood’ qui a réinterprété sous sa direction le monument du cinéma japonais Rashomon à l’occasion de son exposition Sur la route de Wakaliga (Palais de Tokyo – 2019), Louis-Cyprien Rials nous offre donc ici l’opportunité de regarder une histoire connue sous un jour nouveau.
Car il ne faut pas voir dans le travail de Louis-Cyprien Rials ce que nous avons l’habitude de voir avec paresse. Il est bien entendu tentant de croire que les tisserand d’un pays en guerre à l’autre bout du monde nous font parvenir les messages des traumas qu’ils vivent quotidiennement. On feint d’ignorer que ce sont des négociants occidentaux qui fournissent aux tisserands de nouveaux motifs « à sensation ».
Les tapis de guerre afghans sont produits pour un marché, comme n’importe quels autres souvenirs. Le client est le « sauveur » américain qu’il faut flatter. Les petits tapis de guerre afghans ont été pensés et produits pour être vendus aux soldats qui occupaient le pays, tout comme les précédents étaient destinés aux soldats de l’URSS.
Ces War Rugs donnent place au souvenir. Ils sont une marque irréversible laissée de part et d’autre, dans les deux camps, qui chacun y voit le témoignage de ses victoires.
En inventant de nouveaux motifs sur des sujets qui lui tiennent à cœur – la présence militaire française en Afghanistan qui se termine avec l’embuscade d’Uzbin sur fond d’une économie basée sur la culture du pavot, l’artiste va à l’encontre des idées reçues sur l’Afghanistan.
Louis-Cyprien Rials pose ici, en analyste politique critique, son propre jalon dans l’histoire du monde contemporain. Il nous offre un autre regard et nous rapporte de nouveaux signifiants. Il nous permet de prendre conscience que la vérité n’est jamais univoque et que la vision qui est portée sur une œuvre ou un travail ne peut se suffire du rapport signifié – signifiant.
Léo Marin
[1] Les Yézidis (en kurde : Êzîdî / ئێزیدی) sont une minorité ethnique endogame parlant majoritairement le dialecte kurde kurmanji, originaires de la Mésopotamie supérieure. La majorité des Yézidis qui subsistent au Moyen-Orient vivent aujourd’hui dans le Nord de l’Irak, principalement dans les gouvernorats de Ninive et de Dohuk. La religion yézidie est monothéiste et remonte aux anciennes religions mésopotamiennes.
[2] Nom donné aux combattants Kurdes iraquiens.
PLUS D’INFORMATIONS :
// Dossier de presse
// Louis-Cyprien Rials
// Oyouni (09/09-21/10/2023 | Paris)
// À voir : Fondation (22/09-16/12/2023 | Bruxelles)
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